La femme sur la photo

(Jours 64 à 69 – Projet 100 jours Une photo / Une histoire)

Quand je suis tombée sur cette photo perdue au milieu de centaines d’autres photos abandonnées chez un brocanteur, c’est comme si l’on m’avait donné un coup de poing dans l’estomac. Sur cette photo, c’est moi. Enfin, je veux dire, ce n’est pas vraiment moi évidemment, la photo a au moins 70 ans. Mais la jeune femme sur cette photo, c’est mon portrait craché. 

J’ai toujours un pincement au coeur quand je vois ces tas de photos abandonnées. Moi qui n’ai pas vraiment eu de famille, je n’ai que très peu de photos souvenirs de mon enfance, et aucune photo plus ancienne. Pas de photos de mariage de mes parents ou grands-parents ni de photos posées des grands-oncles ou grand-tantes défuntes, ou de clichés de vacances aux couleurs surannées. Je les regarde et me demande comment ils ont pu finir là, tous ses instants de bonheur apparents, tous ces moments que quelqu’un avait pourtant jugés suffisamment importants pour mériter une photo, puisqu’à l’époque on ne photographiait pas à tout va, comme nous le permettent maintenant le numérique et nos smartphones toujours à portée de main.

Je les ai toujours enviés chez les autres, ces clichés. Alors, quand j’en vois ainsi abandonnés, je ne peux m’empêcher de les regarder et, de temps en temps, j’en sauve quelques-uns de l’oubli. Je m’invente ainsi un grand-oncle à moustache, des vacances à la montagne avec une famille en combinaison fluo, une grand-mère au doux sourire, des parents jeunes mariés amoureux qui s’embrassent en disparaissant presque sous la capeline de la mariée… Mais là, sur cette photo, pas besoin d’inventer. Nous avons les mêmes yeux, le même nez, la même forme du visage et exactement la même manière de nous tenir. Le cœur battant, je retourne la photo et… rien. Aucun prénom n’est gribouillé au dos, ni lieu ni date. Je lève la tête et interpelle le brocanteur qui trône derrière sa caisse.

– Excusez-moi, vous ne vous rappelez pas, par hasard, d’où vient cette photo ?

– Tiens, c’est marrant que vous me demandiez ça ! dit-il en s’extirpant de derrière son comptoir. En temps normal, je vous aurais dit non. Je ne peux pas me souvenir de tout ce que j’achète vous comprenez ? fait-il en désignant le bric-à-brac qui nous entoure. Mais là, je sais exactement d’où viennent cette boîte et toutes les photos qu’elle contient. Elle viennent de Saint-Malo ! J’ai profité de mes dernières vacances là-bas pour faire quelques vide-maison. Si je me souviens bien, celle-ci vient d’une grande villa sur la digue, avec une grande mosaïque d’Odorico dans les tons verts sur son fronton.

Je le remercie et continue de fouiller dans la boîte. Mais cette photo est la seule sur laquelle j’apparais. Enfin, je veux dire la seule sur laquelle mon sosie du passé apparaît.

Je paye la photo et rentre chez moi, dans un état second. 

Cette photo m’a profondément remuée. Depuis que je suis petite, je me regarde dans la glace et j’observe mes traits en me demandant d’où ils viennent… mon large front est-il celui de mon père ou de ma mère ? De quel ancêtre est-ce que je tiens cette peau très blanche qui a du mal à bronzer ? Plus petite je fermais les yeux et j’imaginais, en passant ma main sur mon visage, que je touchais le visage de ma mère.

Je n’ai pas connu mes parents. Je suis née sous X et j’ai grandi en famille d’accueil puis en foyer. Je pensais avoir fait la paix avec cette partie de ma vie et voilà que cette photo fait tout remonter à la surface. Après une nuit passée à me tourner et me retourner, j’abandonne la lutte au petit matin. Je me lève, me prépare un café et par automatisme, j’attrape mon téléphone. Je regarde des photos de Saint-Malo. Je n’y suis jamais allée. Sans trop bien savoir comment, en quelques clics, mon billet de train est réservé.

Dans le train qui me conduit à Saint-Malo, les émotions s’enchainent le long des rails.

À peine arrivée, je demande comment rejoindre la digue. Mon sac sur le dos, je marche d’un pas rapide et j’ai le temps d’essuyer deux averses et un coup de vent qui m’arrache mon chapeau, avant de finir par enlever mon manteau qui me tient trop chaud sous le soleil revenu.

Soudain, la ville s’ouvre sur la mer et mon coeur se met à battre plus vite. J’observe les vagues et les verts changeants de l’eau, le temps que ces battements s’alignent sur le rythme du ressac. Puis je me remets en route.

La digue est longue. De nombreuses maisons s’ornent de mosaïques. Puis je la vois. C’est une magnifique villa balnéaire dans ce style en vogue au début du siècle dernier. Une frise de mosaïque vert d’eau court sur la façade. Je pousse la grille et grimpe les quelques marches qui mènent à la porte avant de frapper.

Un moment s’écoule avant que la porte ne s’ouvre sur une dame, la cinquantaine souriante, en pull rayé et en jean. Je ne peux m’empêcher de chercher sur ses traits un peu des miens. Sans succès. 

– Bonjour Madame, je suis à la recherche de quelqu’un, peut-être a-t-elle habité ici, je ne suis pas sure… En tous les cas, cette photo était dans les affaires qui ont été vendues lors d’un vide-maison l’été dernier. 

– Je regrette, je ne sais pas vraiment… dit la femme après avoir ajusté ses lunettes et examiné mon mystérieux cliché. Nous avons emménagé ici cet automne. Je sais que les enfants de la dame qui vivait là ont vidé la maison, mais je ne sais pas comment exactement.

– Et, cette dame, elle est… elle est morte ?

– Non, je ne crois pas. Aux dernières nouvelles elle était en maison de retraite.

Je remercie et fais demi-tour après qu’elle m’a indiqué le nom de famille de la précédente occupante et la maison de retraite la plus proche. Je me répète le nom en boucle, dans ma tête et à haute voix, tout en suivant le chemin indiqué pour m’y rendre. 

Je sais qu’il y a peu de chances pour que celle qui a peut-être la réponse à mes questions soit dans cette maison de retraite là. Mais tant pis, j’y suis, autant aller jusqu’au bout.

J’accède à la maison de retraite étonnamment facilement. J’avais préparé une excuse bidon, comme quoi j’étais la petite cousine qui vivait à l’étranger, mais finalement je n’en ai pas eu besoin pour obtenir le numéro de sa chambre. Je longe les couloirs qui me rappellent un peu trop ceux de certains foyers où j’ai grandi. Chambre n°8. Pour la deuxième fois de la journée, je frappe à une porte avec l’espoir de… de quoi d’ailleurs ? Qu’est-ce que j’espère en fait ? Trouver ma mère ? Obtenir des réponses ? Si ça se trouve, la personne que je vais trouver derrière cette porte n’a rien à voir avec moi. Pas de réponse. Ça ne sert à rien, je m’en vais…

Au moment où je me détourne de la porte, une jeune aide-soignante passe dans le couloir. 

– Vous pouvez-y aller ! m’encourage-t-elle en souriant. Votre grand-mère est réveillée. Je viens de lui faire sa toilette et de l’asseoir dans son fauteuil. Elle est plutôt en forme aujourd’hui. 

Un peu gênée, je rentre dans la chambre après avoir frappé une seconde fois.

Elle est là, assise sur son fauteuil face à la fenêtre. Le temps a laissé ses marques, mais je la reconnais tout de suite. C’est la femme qui se trouve sur la photo. Elle tourne la tête vers moi et je la reconnais une deuxième fois. Enfin, ce sont ses yeux que je reconnais. Ils ont la même couleur que les miens. La couleur exacte et néanmoins changeante – je l’ai découvert aujourd’hui – qu’a la mer, ici, à Saint-Malo.

– Bonjour, vous ne me connaissez pas, mais moi je tenais à vous rencontrer parce que j’ai retrouvé cette photo qui doit être à vous, et qu’elle me ressemble tellement que j’ai fait tout le chemin jusqu’ici.

Elle tourne ses yeux vers moi, ses yeux couleur de mer, sourit vaguement puis détourne à nouveau son regard vers la fenêtre et se met à chantonner. Je m’approche et tire une chaise à côté d’elle. Puis je sors la photo. 

  • Tenez, regardez, c’est de cette photo dont je parle. Je lui tends le cliché, pour qu’elle le regarde. 

Elle sourit.

– Je n’ai pas beaucoup de temps vous savez, c’est bientôt l’heure d’aller chercher les enfants à l’école, me dit-elle. Puis elle se retourne vers la fenêtre et continue à chantonner. 

Je comprends alors que je n’aurai pas de réponses de sa part. Je comprends qu’elle a cette maladie qui vole petit à petit les souvenirs pour ne laisser que des bribes de vies, des moments éparpillés qui vont et viennent et se recomposent sans cesse comme dans un kaléidoscope. Comme le sable de l’estran. Cette maladie qui la coupe petit à petit de ceux qui l’aiment et qu’elle aime, et qui deviennent alors tous exactement ce que je suis aujourd’hui : une étrangère avec un vague air de famille. 

Alors, lentement je range la photo et mue par je ne sais quelle impulsion, moi qui n’aime pas trop les contacts physiques, je prends sa main dans les miennes. Nous restons toutes les deux à regarder par la fenêtre un long moment.

Puis je me lève et reprends mes affaires. Au moment où je pose ma main sur la poignée de la porte, elle vient vers moi l’air affolé, pose ses mains sur mes épaules et me dit :

– Jacqueline, je ne voulais pas, tu sais… je ne voulais pas t’abandonner, mais tu sais, à l’époque, avoir un enfant hors mariage, dans notre milieu, cela ne se faisait toujours pas et ton père n’a jamais pu accepter que sa fille…

Elle est affolée maintenant. Je pose une main sur son bras pour essayer de la calmer. Elle pose une main sur ma joue. 

– C’est incroyable, tu n’as pas changé. Son autre main se pose sur son visage à elle. Et moi je suis si vieille… Tu sais, il n’y a pas eu un jour où je n’ai pas pensé à toi, pas un. Je ne sais même pas si tu as eu ce bébé, si c’était un garçon ou une fille… Tu m’as tellement manqué Jacqueline.

Je lui attrape les mains, et sans réfléchir, je lui dis :

– J’ai eu une fille, une petite fille. Elle s’appelle Myriam et elle te ressemble énormément. 

Ses épaules se détendent.

– Ah, c’est bien, c’est bien…

Elle semble soudain épuisée et je l’aide à regagner son fauteuil. Elle ferme les yeux quelques instants. Quand elle les rouvre, elle me dit : Ça va bientôt être l’heure d’aller chercher les enfants à l’école. 

Je hoche la tête et me dirige une nouvelle fois vers la porte et juste avant de sortir, je l’entends chantonner.

– J’ai fait un far breton, c’est le goûter préféré de ma petite Jacqueline.

Un peu plus tard, je suis de retour sur la digue. Assise sur un banc les yeux rivés sur l’horizon, je mange un far breton pour la première fois de ma vie.. La dernière miette avalée, je me lève et m’avance vers le bord de la digue. La mer est haute et quelques vagues sautent par-dessus son bord. Je prends le cliché et le lâche au-dessus des vagues, le regardant tournoyer puis rentrer dans l’eau et flotter un instant, bercé par le ressac, avant de finir par disparaître. Avec lui, je laisse partir toute une enfance. Une enfance faite de vacances à Saint-Malo, de far breton et de grand-mère aux petits soins. 

Cette enfance, elle n’a jamais été la mienne de toute façon.

Je me remets à marcher, cette fois en direction des remparts de la vieille ville. Je sais déjà que je reviendrais ici. Dans toute cette histoire, j’aurais gagné au moins ça. Un port d’attache à défaut d’une famille. C’est déjà pas mal, non ?